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L’aléa, vu du bon côté : pourquoi l’assurance collective ne se lit pas comme un contrat individuel

Denis Gouzée Denis Gouzée

L'arrêt du 20 novembre 2025 de la Cour du travail de Bruxelles souligne que l'aléa en assurance collective ne s'apprécie pas comme en assurance individuelle. L'aléa, élément clé du contrat d'assurance, se mesure différemment selon le type de contrat. En assurance individuelle, l'aléa est lié à un assuré déterminé, tandis qu'en assurance collective, il concerne une population indéterminée. La mutualisation et l'indétermination des affiliés modifient la perception de l'aléa, le rendant global et temporel. Cette décision rappelle l'importance d'une lecture collective de l'assurance. Pour en savoir plus sur l'impact de cette décision, consultez un expert en droit des assurances.
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L’aléa, vu du bon côté : pourquoi l’assurance collective ne se lit pas comme un contrat individuel

Note sous C. trav. Bruxelles (2e ch.), 20 novembre 2025, 2024/AB/659

Il arrive qu’un litige paraisse tenir dans une clause et, en réalité, oblige à remettre de l’ordre dans les catégories. L’arrêt du 20 novembre 2025 de la Cour du travail de Bruxelles prend une exclusion liée à la grossesse au moment de l’affiliation et reconduit le lecteur vers une question plus fondamentale : à quel niveau s’apprécie l’aléa lorsque le contrat est collectif ?

Le fil directeur de la décision est clair : l’aléa, élément constitutif du contrat d’assurance, ne se laisse pas apprécier de la même manière selon que l’on se trouve face à un contrat individuel ou face à une assurance collective obligatoire. L’arrêt ne se contente pas de le dire : il montre se forme l’incertitude et pourquoi l’analyse doit changer d’échelle.

1. L’aléa : une notion simple, mais un objet qui change selon le type de contrat

Le droit des assurances rappelle que le contrat s’ordonne autour d’un événement incertain. L’arrêt repart de cette définition : l’assurance promet une prestation « au cas où surviendrait un événement incertain ». Il rappelle aussi la sanction : « Lorsque, au moment de la conclusion du contrat, le risque n'existe pas ou s'est déjà réalisé, l'assurance est nulle » (art. 79 de la loi du 4 avril 2014), ce qui donne à l’aléa une portée structurante : sans lui, le contrat perd sa nature.

Mais l’apport central de l’arrêt tient dans un déplacement discret : l’aléa n’est pas une abstraction. Il se mesure sur une relation, sur une population, sur une durée. Or l’objet même du contrat n’est pas identique en assurance individuelle et en assurance collective.

  • En assurance individuelle, le contrat se noue autour d’un assuré déterminé ; l’analyse du risque se fait spontanément au niveau de la personne, de son profil et de la période choisie pour s’assurer.
  • En assurance collective obligatoire, le contrat vise une communauté d’affiliés qui n’est pas figée ; la logique du groupe, de la mutualisation et de la durée imprime sa marque à l’incertitude.

La Cour le formule avec netteté : « Les assuré(e)s ne sont pas des personnes déterminées que l’assureur pourrait sélectionner en fonction de leur profil de risque et d’éventuels risques préexistants, mais une collectivité de personnes indéterminées ». À partir de cette phrase, la comparaison avec l’assurance individuelle cesse d’être un simple exercice doctrinal : elle devient une nécessité méthodologique.

2. Assurance individuelle : l’aléa s’use vite quand l’assuré choisit le moment

Dans un contrat individuel, l’architecture du risque est plus sensible. Elle repose sur un lien bilatéral, et l’équilibre aléatoire dépend étroitement de la capacité de l’assureur à tarifer et à maîtriser l’accès à la garantie. Lorsque l’assuré peut décider librement du moment d’entrée, le danger classique est celui d’une sélection par le risque : s’assurer quand la survenance de l’événement devient plausible, puis rompre la relation une fois l’épisode passé.

L’arrêt évoque cette crainte au détour de l’argumentation de l’assureur : l’idée qu’« toute femme enceinte pourrait souscrire une assurance maladie individuelle au moment où elle découvre qu’elle est enceinte et bénéficier de la couverture, et résilier le contrat après la reprise du travail ». Même si la Cour juge la comparaison inadéquate pour le cas concret, la référence est éclairante : elle renvoie à ce qui, en assurance individuelle, fragilise l’aléa — non seulement la connaissance d’un événement, mais la possibilité d’agir stratégiquement sur l’entrée et la sortie.

Dans ce modèle, l’aléa se lit naturellement « au ras » de l’individu : parce que l’individu est l’unité de décision, l’unité de risque, et souvent l’unité de sortie.

3. Assurance collective obligatoire : l’aléa n’est pas celui d’un événement, mais celui d’une relation longue dans un groupe mouvant

Avec le contrat collectif, le décor change et, avec lui, la manière de mesurer l’incertitude.

D’abord parce que le contrat n’est pas conclu pour une personne déterminée, mais pour une population ouverte. La Cour insiste sur la configuration temporelle et institutionnelle du contrat : « celui-ci est conçu comme un contrat à long terme », et « le nombre de travailleurs et travailleuses qui seront assurés et leur profil de risque sont totalement indéterminés ». Cette indétermination n’est pas périphérique : elle est constitutive de l’aléa en collectif.

Ensuite parce que l’affiliation est obligatoire. Ici, le comportement stratégique qui menace l’assurance individuelle perd son terrain. La Cour le dit expressément : la situation redoutée par l’assureur « n’est nullement comparable » car, en l’espèce, « l’affiliation à l’assurance collective est obligatoire » ; l’assurée « ne peut ni choisir de s’affilier au moment où elle découvre qu’elle est enceinte, ni se désaffilier après la reprise du travail ».

On touche ici la raison neutre, presque technique, du basculement d’échelle : l’aléa ne peut plus être réduit à un épisode connu au moment de l’affiliation, puisque l’affiliation ne constitue pas un acte opportuniste et que la relation se poursuit au-delà de l’événement initial.

L’arrêt exprime alors l’idée centrale sous une forme économique : « Au moment de la conclusion du contrat, les parties ignorent le résultat économique de celui-ci, à savoir le rapport entre les primes qui seront encaissées par l’assureur et les prestations à fournir par celui-ci ». Et, s’agissant de l’affiliée, la Cour ajoute : « Le rapport entre les primes encaissées par l’assureur pour cette travailleuse et les rentes qu’il devra lui payer, apprécié sur toute la durée du contrat, est imprévisible ».

Ce passage résume à lui seul la différence de méthode : en collectif, l’aléa se lit comme une incertitude durable sur un équilibre économique, et non comme une interrogation ponctuelle sur la seule survenance d’un événement.

4. Pourquoi l’échelle du groupe change tout : mutualisation, indétermination, absence d’antisélection

L’arrêt met en place, parfois explicitement, parfois par enchaînement logique, trois facteurs qui imposent de regarder l’aléa autrement en collectif.

(1) La mutualisation comme mécanisme d’équilibre.
La Cour qualifie l’assurance de « collective et obligatoire » et souligne que l’effet de groupe permet une mutualisation du risque, présumant écarté le risque d’antisélection dans ce cadre. La mutualisation ne fait pas disparaître l’aléa : elle le déplace, en faisant du portefeuille un tout dont l’évolution reste incertaine.

(2) L’indétermination des affiliés dans le temps.
L’incertitude ne porte pas seulement sur un assuré mais sur une population : « une collectivité de personnes indéterminées, composée non seulement des membres du personnel en service lors de la conclusion du contrat, mais également de tous ceux et celles qui entreront au service ». À ce titre, la variabilité du groupe alimente l’aléa.

(3) L’absence d’antisélection, “par construction”.
La Cour le formule de manière décisive : « Le risque d’antisélection est exclu par le caractère obligatoire de l’assurance collective ». Dans un contrat où l’on ne choisit ni l’entrée ni la sortie, l’argument consistant à traiter l’événement connu comme détruisant l’aléa perd une grande partie de sa pertinence.

5. Un enseignement de méthode : distinguer l’aléa de la rentabilité attendue

L’arrêt prend soin de séparer deux registres que la pratique tend parfois à confondre : d’une part, la nécessité juridique de préserver l’aléa ; d’autre part, la volonté économique d’opérer une sélection interne des risques.

La Cour l’énonce sans détour : « L’exclusion contestée permet à ALLIANZ BENELUX d’opérer une certaine sélection des risques à l’intérieur même d’un contrat d’assurance valable. Cette sélection des risques répond à des considérations économiques ; quel que soit le bien-fondé de ces considérations, dont la cour n’est pas juge, elles ne peuvent justifier un traitement défavorable fondé sur la grossesse ». Ce passage est important pour la théorie du contrat : il rappelle que l’aléa ne se confond pas avec l’opportunité d’exclure un risque jugé coûteux.

6. Conclusion : l’aléa en collectif est global, temporel et mutualisé

L’arrêt du 20 novembre 2025 a une portée qui dépasse le cas d’espèce, parce qu’il remet la focale au bon endroit.

En assurance individuelle, l’aléa se lit volontiers à l’échelle de la personne et du moment d’adhésion, en raison de la possibilité de sélection et du risque d’antisélection. En assurance collective obligatoire, l’aléa se déploie autrement : il est lié à la durée, à la mobilité du groupe, à la mutualisation et à l’imprévisibilité du « résultat économique » global.

En définitive, la Cour rappelle que l’assurance collective exige une lecture collective — non par principe, mais parce que le contrat lui-même, par son architecture, fait de l’aléa une notion d’échelle autant que de contenu.

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