Quand la CJUE sauve la victime… du mensonge qu’elle a elle-même commis

1. Contexte et faits à l’origine du litige
Le litige à l’origine de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 19 septembre 2024, aff. C-236/23) trouve sa source dans un accident de la circulation survenu le 28 septembre 2013. Le véhicule impliqué était couvert par un contrat d’assurance souscrit par un particulier, PQ, auprès de la Matmut. Au moment de la signature du contrat, PQ avait affirmé être le seul conducteur du véhicule, alors qu’en vérité, le véhicule appartenait à TN et qu’il en était également le conducteur principal. TN conduisait le véhicule au moment de l’accident et se trouvait en état d’ivresse. PQ, en qualité de passager, a été blessé.
À la suite de l'accident, la Matmut a invoqué la nullité du contrat pour fausse déclaration intentionnelle du preneur, conformément à l’article L.113-8 du Code des assurances, et a refusé de prendre en charge l’indemnisation de PQ, renvoyant celle-ci vers le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO). La cour d’appel de Lyon a jugé que la nullité du contrat était inopposable à PQ en sa qualité de victime et a maintenu la Matmut comme tenue à indemnisation.
La Cour de cassation a saisi la CJUE d’une question préjudicielle sur l’interprétation des articles 3 et 13 de la directive 2009/103/CE, visant à déterminer si la nullité du contrat d’assurance pouvait être opposée à un preneur d’assurance qui est également passager victime de l’accident, et si l’assureur pouvait en pareille hypothèse réclamer le remboursement des sommes versées.
2. Les dispositions européennes pertinentes
L’article 3 de la directive 2009/103/CE impose à chaque État membre de prendre les mesures nécessaires pour que la responsabilité civile liée à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur son territoire soit couverte par une assurance. Cette assurance doit obligatoirement couvrir les dommages matériels et corporels.
L’article 13, §1er, prévoit que toute clause contractuelle ou disposition légale excluant de la couverture certains conducteurs (non autorisés, sans permis, etc.) est inopposable aux tiers victimes. La seule exception admise concerne les victimes ayant volontairement pris place dans un véhicule volé en connaissance de cause.
L’article 12, §1er, précise que l’assurance obligatoire couvre les dommages corporels de tous les passagers, à l’exclusion du conducteur.
3. Le raisonnement de la Cour de justice
3.1. La reconnaissance de la qualité de « victime » au sens de la directive
La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt Delgado Mendes (C-503/16), selon laquelle une personne passagère d’un véhicule impliqué dans un accident doit être assimilée à un « tiers victime » au sens de la directive, même si elle est par ailleurs propriétaire du véhicule ou preneur d’assurance.
Elle en déduit que la qualité de preneur d’assurance ne permet pas d’exclure une personne de la protection accordée par la directive si elle a été passagère au moment de l’accident.
3.2. L’inopposabilité de la nullité du contrat
La Cour examine ensuite si la nullité du contrat d’assurance fondée sur une fausse déclaration intentionnelle peut être opposée à une telle victime. Elle rappelle que la directive 2009/103 ne prévoit qu’une seule hypothèse où l’assureur peut opposer une clause d’exclusion : le cas d’une victime ayant sciemment pris place dans un véhicule volé (article 13, §1er, al. 2).
Elle souligne que cette exception doit être interprétée strictement. Admettre d’autres causes d’exclusion (telles que la fraude à la souscription) reviendrait à restreindre les droits des victimes d’accidents, ce qui serait contraire à l’objectif poursuivi par la directive.
Il s’ensuit que, sauf dans le cas d’un abus de droit, la nullité du contrat d’assurance automobile fondée sur une fausse déclaration faite lors de sa conclusion ne peut être opposée au preneur d’assurance qui a été victime en tant que passager.
3.3. La prise en compte du principe de l’abus de droit
La Cour précise que le droit de l’Union ne protège pas les comportements abusifs. En vertu du principe général fraus omnia corrumpit, un assuré ne peut se prévaloir des dispositions du droit de l’Union dans le seul but d’en tirer indûment avantage.
La preuve d’un abus suppose deux éléments :
- un élément objectif : la non-réalisation de l’objectif de la directive malgré le respect formel de ses conditions ;
- un élément subjectif : l’intention de bénéficier frauduleusement d’un avantage en créant artificiellement les conditions de son obtention.
En l’espèce, la Cour laisse à la juridiction nationale le soin de vérifier si ces éléments sont réunis, mais relève que rien ne semble indiquer que PQ aurait fait la fausse déclaration dans le but spécifique de contourner les dispositions de la directive 2009/103.
3.4. Le refus d’un recours intégral de l’assureur contre le preneur-victime
Enfin, la Cour examine si l’assureur peut agir en remboursement de l’indemnité versée au passager-victime-preneur en raison de la faute intentionnelle commise à la souscription.
Elle rappelle que le droit de l’Union ne régit pas les conditions de validité du contrat d’assurance ni les recours entre assureur et preneur. Ces aspects relèvent du droit national. Toutefois, les États membres doivent exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union.
En particulier, un recours qui priverait la victime de toute protection effective ou limiterait de manière disproportionnée son droit à indemnisation serait contraire à la directive. Il en est ainsi si l’assureur réclame le remboursement intégral des sommes versées à la victime.
4. Dispositif
La cour conclut que les articles 3, alinéa premier, et 13, paragraphe 1er, de la directive 2009/103/CE s’opposent, sauf abus de droit, à une réglementation nationale permettant :
- D’opposer à un passager victime d’un accident, qui est également preneur d’assurance, la nullité du contrat résultant d’une fausse déclaration faite lors de sa conclusion ;
- D’obtenir, par un recours dirigé contre ce preneur, le remboursement intégral des sommes versées à titre d’indemnisation, si cela revient à priver ce dernier de l’effet utile des dispositions de la directive.
Nos premiers conseils sont gratuits
